Brisée et baisers

« (…) Cette colonne, dite tronquée ou brisée, s’anime par ses bouches, ses bras avec lesquels elle s’étreint elle-même. Grotesque et aguicheuse.

De nombreuses paires de jambes prises dans une ronde enfiévrée, loin de la déséquilibrer, la soutiennent et l’ancrent dans une vrille à en faire tourner la tête. (…)

Tirer la langue a beau être innocent, ce geste pourrait appeler à l’insurrection.

Le titre de la colonne et l’inscription « parlez mes douces images, portez l’amour  et la tendresse du cœur » évoquent l’oeuvre le Chapiteau des baisers de 1898 d’Émile Derré, sculpteur sympathisant anarchiste. À l’époque d’une statuomanie dix-neuvièmiste qui veut à chaque notable son monument, cette sculpture fait figure d’exception par sa dédicace à la Commune de Paris. Pendant plus de dix ans, elle sera d’ailleurs momentanément déboulonnée, en proie à la dégradation (…)

 À l’image de ces décombres au faste flétri desquels émerge la colonne, la réalisation de l’œuvre nécessite la technique du moule perdu : il faut détruire le moule au marteau et au burin pour libérer le tirage* au risque de l’entamer. Ce phénomène de création destructrice renvoie au couple perte-survivance qu’induit la pensée romantique. Non sans ironie, la colonne se dégage toutefois de toute sensiblerie par son titre grivois : Brisée et baisers. Cette mise à distance railleuse dévoile la supercherie qu’est le décor.

Les textures et les matières ne sont pas ce qu’elles paraissent : la colonne n’est pas sculptée dans la roche mais taillée dans du polystyrène puis moulée dans un amalgame de résine et de poudre de pierre. À s’y méprendre (…)

« Ainsi, mesdames, messieurs, et tout ce qu’il y a au milieu, Repensons ensemble cet héritage historique que les représentations officielles génèrent dans nos imaginaires collectifs.

Revenons sur nos pas, tournons sur nous-même jusqu’à en voir l’envers du décor. Et célébrons l’amour, l’érection de fières colonnes et baisons-nous ! »

Extrait de texte de Camille Minh-Lan Gouin

© Céleste Richard-Zimmermann | 2025